Ravel m’a donné la première leçon de peinture : « L’inspiration consiste dans l’habitude de s’assoir tous les jours à la même heure à sa table de travail », j ‘écoute le musicien, avec lui tous les jours je pense : « Que vais-je faire après ? » C'est ainsi que j’appelle à l'inspiration. Je n'ai pas d'idées moi-même. J'ai une pensée vacante afin de faire exactement ce qu'appelle à faire mon inspiration. Dans mon esprit ça arrivent comme un paysage sous forme de subtiles émotions sans aucune cause dans ce monde et en effet peu m’ importe le paysage, mon sujet est le climat de mon atmosphère intérieure, il a déjà des couleurs, elles sont musicales.

Dans Les cahiers de Malte Laurids Brigge, le roman de Rainer Maria Rilke, Malte raconte sa méfiance à l’égard de la musique depuis l’enfance : « non parce qu’elle me soulevait plus violemment que tout hors de moi-même, écrit-il, mais parce que j’avais remarqué qu’elle ne me déposait plus où elle m’avait trouvé, mais plus bas, quelque part dans l’inachevé ».

QUAND JE PEINS je m’assure que chaque geste et sa couleur déjoue le sentiment de causalité, ma peinture je la peins pour ça : sans aucune raison dans le monde, c’est ça que je peins, les subtiles émotions qui n’ont aucune cause dans ce monde, à cet instant, ici, pour moi tout est prêt à l’événement du miraculeux l’imagination emprunte parfois des voies que même un esprit imaginatif ne parvient pas parfaitement à comprendre.

COMMENT JE PEINS :

Kandinsky écrit à Schoenberg :

« Le peintre doit cependant se familiariser avec tous les éléments dont il dispose (justement pour pouvoir s’exprimer), et exercer sa sensibilité jusqu’à ce qu’il connaisse la différence qu’il y a entre

et que son âme frémisse ! »

C’est là le savoir intérieur.

EN PEINTURE, je n’ai pas de palette, les couleurs sont posées à la surface. Je marche à travers au pas cadencé, raide de mes résolutions mais tout de même enveloppées d’une indétermination qui permet de suggérer des pressentiments évasifs, je ne sais pas encore que s’en suivra la forme contrariée de mon intention, la marche cadencée n’est pas à travers mais de travers, je file vers la résolution. Car oui, résolution et miraculeux sont consubstantiels. J’ai suivi mes doigts. Me reviennent les lignes de Vladimir Jankélévitch dans Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien Tome 1. 

L’intuition du toucher que demande Gabriel Fauré sur le piano pour trouver une résolution aux indications sur ses partitions. Elles semblent aller contre les notes, en contradiction. Mais ses indications indiquent les intentions d’un être qui vit, le visage graphique de la musique de Fauré, cette âme intelligente et sensible qui circule sur les fils de la portée. Une projection spatiale de la temporalité musicale, rendue à une météo singulière, elle est variable comme l’humeur. Les portées se vident de leur notes. 

MA MAIN GAUCHE et aussi la droite

L’INTUITION SPATIALE DES DOIGTS

À propos de la deuxième valse de Maurice Ravel

« Entre-temps, on aura eu un passage où les mesures paraissent dictées par la position des mains, comme si les doigts possédaient à la fois intuition spatiale, instinct harmonique et pressentiment mélodique. Cette prodigieuse prescience digitale, que Ravel partage avec Chopin, a d'ailleurs été soulignée par Vuillermoz, pour qui on retrouve chez Ravel, même dans ses œuvres orchestrales, « la trace de ses dix doigts enserrant avec gourmandise des secondes, des quintes et des quartes, ou caressant les touches avec une délectation secrète. Les harmonies de Ravel portent très nettement ce qu’on pourrait appeler ses "empreintes digitales"».

Karol Beffa Maurice Ravel 

COMMENT JE SUIS. Pour le miraculeux : Capter l’occasion des instants que je dois passionner. Aux aguets, une forme d’état innocent, propre à l’innocence. Empêcher que les singularités se dissolvent, s’évanouissent dans l’universel.

Quand on se lève le matin et qu’on se sent très heureux, sans aucune raison dans le monde, c’est ça que je peins, les subtiles émotions qui n’ont aucune cause dans ce monde. Il y a quelque chose d'indémontrable à quoi tient le côté atmosphérique des totalités, quelque chose dont l'invisible présence nous comble. Le miraculeux qui nous laisse bouche bée et esprit bé, c’est le frisson du passage du souffle de l'air, c’est LA MUSIQUE, entre parole et silence mais ni parole et ni silence. Les portées se vident de leur notes. Il me reste à compter le temps musical. Ainsi je compose mes peintures. De Cézanne, György Ligeti retient la « géométrie cachée» qui règne dans ses tableaux:

« Dans Les Grandes Baigneuses, ou dans la série de La Montagne Sainte- Victoire, on peut partout déduire des formes globales. Cela m'a impressionné et influencé, en particulier dans mes Études pour piano qui sont des pièces géométriques, réalisées sans calcul, mais conçues selon la pensée picturale de Cézanne. »

Mes peintures sont de l'émotion pure. Ce sont des peintures sur les états d’existence, d'innocence, de bonheur. Et nous avons une gamme énorme de sentiments abstraits mais nous n'y faisons pas attention. La part prise par le coeur ou le cerveau est une valeur inconnue.

Agnes Martin avait dit quelque chose de merveilleux une fois quand les personnes posaient la question: "Que sont ces peintures? " Et elle répondit: "De la musique les gens acceptent I’émotion pure, mais de l'art ils veulent une explication. »